La philosophie de la Reconnaissance
La philosophie de la Reconnaissance, Pratyabijna en sanscrit, est à l’origine une mystique : au Xème siècle de notre ère, au Cachemire, Utpaladeva a transmis l’intuition, l’expérience du Réel dans ses poèmes. Contrairement au Vedanta et au Bouddhisme qui décrivent le Réel comme un absolu impersonnel, et le monde comme une illusion, il l’a approché comme une personne, une personne divine. Par la suite Utpaladeva a cherché à communiquer autant que faire se peut son expérience, sa rencontre avec la personne divine au moyen d’une argumentation logique ; c’est celle-ci qui constitue la philosophie de la Reconnaissance, développée par Utpaladeva dans “Les stances sur la Reconnaissance du Seigneur“. Utpaladeva s’est appuyé sur l’enseignement de son maître, Somananda, auteur de la Śivadrishti, “la vision de Śiva“. Il est intéressant de noter que Somananda lui aussi est parti d’une expérience mystique, d’une “vision“ du Réel. Le plus éminent disciple d’Utpaladeva fut Abhinavagupta, qui a poursuivi et considérablement amplifié l’enseignement de son maître.
Nous ne devons donc pas perdre de vue que la Pratyabijna est avant tout une expérience, une rencontre.
Le cœur de cette philosophie, de cette rencontre est très simple : chacun, chacune, quels que soient son sexe, sa caste, son éducation, ses conditionnements sociaux et religieux a la possibilité de reconnaitre en lui ce Réel, cette personne appelée Śiva dans le contexte culturel du Cachemire du Xème siècle. Aucun rite, aucune technique, aucun artifice ne conduisent à cette Reconnaissance. La Reconnaissance c’est la Conscience se reconnaissant elle-même ; ici l’effort personnel est vain, la Reconnaissance en définitive est une question de grâce. Et la grâce appartient à la liberté de la personne divine, elle n’a rien à voir avec le mérite. Ainsi Utpaladeva savait qu’il n’y a pas de réponse à la question de comprendre pourquoi certains reçoivent cette grâce et pas d’autres.
Dans le Tantra les rituels tiennent une place centrale car ils ouvrent notre cœur et notre conscience limités à l’illimité, et toujours dans le Tantra, les techniques, comme celles des différents yogas rendent notre corporéité plus transparente à la conscience, à l’énergie sans limite, et enfin même les artifices, tels certaines drogues prises dans un contexte approprié ouvrent nos facultés de perception à une réalité plus vaste que celle dans laquelle nos sens nous cantonnent habituellement.
Suivons maintenant le raisonnement d’Utpaladeva. Il affirme tout d’abord que nous sommes doués de conscience, c’est-à-dire capables de connaitre et d’agir. La conscience est un pouvoir, du point de vue du Shivaïsme. C’est ainsi que le Shivaïsme décrit 3 pouvoirs : désirer - percevoir (connaitre) - agir.
Ceci signifie selon Utpaladeva, que nous pouvons tous reconnaitre Dieu en nous, et qu’au fond de nous, nous savons, nous pressentons Sa Présence comme notre véritable identité. Ainsi “la Reconnaissance du Seigneur “ est la source de tout ce qui est vrai, juste, et la source de toute beauté.
Reconnaitre le Réel en soi, quel que soit le nom qu’on lui donne, par exemple Dieu ou Śiva, implique la nécessité d’admettre l’existence de l’âme et de l‘individu, contrairement au bouddhisme. Le mot jiva signifie l’être vivant, par conséquent l’âme. En tant que jiva, qu’individu, notre identité véritable est cette Présence, cet infini au plus profond, au plus intime de notre être ; ce Dieu qui est plus qu’un Être lointain, inaccessible, ce Dieu qui est une personne ; car il est vivant, il est le Vivant, et il est Toute Conscience.
La conscience ici n’est pas un mot fourre-tout, la conscience est désir, elle est émotion et elle est pouvoir de création. L’absolu n’est plus, comme cela a été souligné plus haut à propos du Vedanta et du Bouddhisme, une Réalité impersonnelle, mais bien un absolu personnel qui crée gratuitement.
Le point suivant est fondamental : nous avons souligné le pressentiment de la Présence, de Dieu en nous. Ainsi ce qui est essentiel c’est la relation, tout est fait de relation ; il n’y a rien de statique, de figé, tout est mouvement, nous le savons par exemple à propos de notre galaxie comme des particules ou des atomes. Tout est mouvement, c’est-à-dire relation, et la relation c’est l’amour.
La notion suivante est caractéristique du courant appelé en Inde Tantra, dont le Shivaïsme du Cachemire est l’une des expressions : le corps est le lieu de la vie spirituelle ; par conséquent la sexualité est partie prenante de la vie spirituelle. L’acte sexuel est le rituel primordial ! Le rituel relie l’humain et le divin, le jiva et Śiva, l’âme individuelle et le Tout ; le rituel réveille le divin dans l’humain. Le rituel finalement induit la Reconnaissance.
Mais il est d’autres voies que le rituel ; d’ailleurs la voie du rituel ne peut pas être exclusive car l’émotion seule ne mène à rien. La Pratyabijna donne le primat à la réflexion ; celle-ci dans un premier temps dissout les préjugés et permet de s’affranchir des conditionnements. Par conséquent dans un second temps, elle nous ramène à l’expérience directe qui est perception sans distorsion de la réalité. Finalement qu’est-ce que l’expérience directe, la perception pure si ce n’est la Reconnaissance ? Cependant la Reconnaissance n’est pas l’expérience ultime de l’unité, elle nous amène au seuil de l’éveil. Celui-ci, nous l’avons dit relève de la grâce, et aucune pratique ne peut forcer la grâce.
Le point suivant développé par la philosophie de la Reconnaissance concerne le désir, qui nous l’avons vu est au commencement. Au-dessus de l’action il y a la connaissance[1] et au-dessus de la connaissance il y a le désir : la conscience est d’abord désir. Le désir est un mouvement intérieur, en soi-même, un mouvement immobile et surtout un élan qui n’aura de cesse de s’actualiser dans la création. La pensée vient du désir, et l’action procède de la pensée : le mouvement est donc le suivant : désir → pensée → action. Et pour le Tantra le désir est divin ; nous connaissons seulement le désir de quelque chose et pas le désir en soi, qui est désir de l’infini. Cependant tout désir de quelque chose recèle en lui le désir de l’infini, le désir de l’absolu. Tout désir, quel qu’en soit l’objet est donc désir de l’infini, de l’illimité, cet infini, cet illimité qui sont la Présence en nous, cet intime en nous plus intime que nous-même.
Les philosophies classiques de l’Inde enseignent que l’Etre Ultime est Pure Conscience ; le Tantra, la Pratyabijna plus particulièrement, sous la plume d’Utpaladeva et d’Abhinavagupta, développent une argumentation logique, finalement très simple, très accessible : il n’y a pas de conscience pure, il y a seulement conscience de quelque chose. Toute conscience est conscience de quelque chose, mais sur un fond, un arrière-plan qui est la conscience, le pressentiment du Sans Limite, Śiva. Il y a donc à la fois conscience de quelque chose de limité, l’objet, et de l’Être illimité.
Le désir est donc la question centrale de la philosophie de la Reconnaissance car il nous donne accès à l’infini. A cela il y a une condition, l’ouverture, en d’autres mots l’abdication du moi, de l’ego.
Dans cette abdication, cette absence de revendication s’ouvre un espace de silence ; et du silence émerge une parole essentielle, vraie, juste. Une parole porteuse de l’élan créateur ; le Shivaïsme du Cachemire décrit la Parole non-articulée, Paravak, qui est pure intuition, puis qui prend forme dans un mouvement de la pensée, pour finalement s’incarner dans la parole articulée, celle que nous connaissons. Ainsi la parole “ordinaire“ devient vecteur de l’infini, de l’au-delà de tout concept. Ce qui pourrait être un définition parmi d’autres de la bhakti, ce terme sanscrit souvent rendu par dévotion, ou plus justement par amour du divin. Etymologiquement bhakti a le sens de “participer à“, sous-entendu au divin. Le cœur de la Reconnaissance c’est la bhakti, sans laquelle elle n’est pas possible, sans laquelle elle se restreint à un jeu intellectuel. Et c’est bien là l’obstacle le plus fréquent de la vie spirituelle.
Pour conclure la Reconnaissance c’est très simple, c’est accessible à tout être humain. La Reconnaissance ne peut pas être un processus accumulatif, or la nature même du moi, de l’ego est l’accumulation d’expériences, de possessions de toutes sortes, matérielles, affectives et surtout de savoirs, d’idées, d’opinions ; tout ceci fait obstacle à la perception pure, simple par conséquent et profondément transformatrice.
[1] La pensée religieuse indienne considère que le rituel fait partie de l’action, qu’il est même l’action par excellence.