La Servitude
Le mot servitude vient du latin servitium (esclavage, captivité), et le mot serf du latin servus (esclave, asservi, soumis). Le serf, en France, mais pas seulement, loin s’en faut, était “taillable et corvéable à merci“. Nous allons considérer la servitude, notre servitude, du point de vue de la collectivité, de la société, donc sous l’angle politique, au sens propre du terme, puis du point de vue de la personne, de l’individu, autrement dit sous l’angle psychologique.
La Boétie et Sénèque, sur la servitude
Sans doute la personne qui vit sous le joug d’une tyrannie, d’une dictature, a-t-elle très peu de moyens d’action. C’est sous cet aspect que de nombreux auteurs ont écrit sur la servitude.
Les mots les plus forts sont peut-être ceux que l’on doit à Etienne de La Boétie sur lequel je dirai juste un mot. Chacun connait l’amitié profonde qui le liait à Montaigne. Cependant La Boétie fut aussi l’auteur de poèmes et d’essais dont le plus célèbre est “Le discours de la servitude volontaire“. Comme Pascal et Rimbaud il fut d’une extrême précocité : avant l’âge de 18 ans il avait déjà traduit Plutarque et Xénophon ; quant au “Discours de la servitude volontaire“, il l’aurait écrit à 18 ans, voire 16 aux dires de Montaigne. Pour La Boétie les peuples se soumettent volontairement à la dictature, et celles-ci ne se maintiennent que par la servilité de ceux qui cherchent à tirer profit du tyran.
“Mais ce qui arrive, partout et tous les jours, qu’un homme seul en opprime cent mille et les prive de leur liberté, qui pourrait le croire… ? Or ce tyran il n’est pas besoin de le combattre ou de l’abattre. Il est défait de lui-même pourvu que le pays ne consente point à sa servitude. Il ne s’agit pas de lui ôter quelque chose mais de ne rien lui donner. C’est le peuple lui-même qui s’asservit… qui pouvant choisir d’être soumis ou d’être libre, repousse la liberté et prend le joug… La nature de l’homme est d’être libre et de vouloir l’être mais il prend facilement un autre pli lorsque l’éducation le lui donne. La première raison de la servitude volontaire c’est l’habitude… Le laboureur et l’artisan, pour asservis qu’ils soient en sont quitte en obéissant ; mais le tyran voit ceux qui l’entourent coquinant et mendiant sa faveur… Ce n’est pas tout de lui obéir, il faut encore lui complaire.“
N’est-ce pas le même processus qui est à l’œuvre en chacun de nous, psychologiquement, dans nos relations ?
Quittons le XVIème siècle pour retourner au Ier siècle de l’ère chrétienne, aux temps des empereurs Caligula et Néron. Des références en matière de tyrannie ! Sénèque en fut témoin… et victime lorsque Néron lui commanda de s’ouvrir les veines. Sénèque a su dévoiler la psychologie, tant de l’oppresseur que de l’opprimé. Et c’est l’opprimé qui fait le maître en raison de “l’ambition, la convoitise du négociant, l‘appât du gain, le culte ingrat de leurs supérieurs qui les consume dans une servitude volontaire… L’un est courtisan de l’autre, qui l’est d’un troisième…Ils passent leur temps à calculer, à intriguer, à craindre, à flatter, à être flattés…“ Sans doute Sénèque aurait-il approuvé le mot célèbre de Bonaparte : “Le peuple est le même partout, quant on dore ses fers, il ne hait pas la servitude.“
Retenons de tout ceci que la servitude est volontaire et repose sur notre désir de sécurité, sur nos croyances (“cela a toujours été ainsi“) et sur l’insatiable avidité et l’ambition sans limite.
La servitude du point de vue spirituel
Qui est en servitude ? la personne, l’individu. Mais qu’est-ce que nous appelons une personne, un individu ? Le mot personne vient du latin persona, du verbe personare (per-sonare, parler à travers) qui désigne le masque porté par les acteurs dans les représentations théâtrales. Donc la personne, c’est la personnalité, qui représente l’aspect superficiel d’un homme ou d’une femme. Quant à l’individu, c’est celui, ou celle qui se voit, qui se croit séparé des autres ; or sommes-nous réellement des individus, cette croyance ne nous conduit-elle pas à une forme de servitude ? C’est ce que nous allons approfondir maintenant à travers quelques passages d’un texte ancien de l’Inde, l’Annapurna Upanishad, laquelle s’inscrit à la fois dans le Vedanta et le Tantra, deux courants majeurs de la pensée indienne.
Dans un cadre général, le Vedanta évoque trois nœuds, ou granthis :
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avidya, l’ignorance fondamentale qui consiste à méconnaître notre nature essentielle, à savoir que nous sommes de la nature de l’absolu, du divin. Ainsi nous sommes profondément persuadés que nous sommes notre corps et notre personnalité : nous croyons ainsi être des individus séparés les uns des autres, et séparés du tout. C’est le sens de l’ego et de la séparativité, qui procède donc d’avidya, l’ignorance.
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kama, le désir sous toutes ses formes est engendré par l’ego.
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karma est l’action, l’activité déployée pour combler les désirs.
L’ignorance, le désir et l’action forment la triple citadelle, Tripura, qui tient l’âme en servitude. Cette servitude, dans le cade de la spiritualité de l’Inde, c’est le samsara : le cycle des renaissances, marquées par la souffrance, l’attachement et l’ignorance.
L’Annapurna Upanishad quant à elle insiste sur plusieurs points :
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c’est l‘attachement qui engendre la servitude. La source de l’attachement est l’imagination : “ L‘imagination qui ignore totalement qu’il y a une distinction entre le corps et l’atman incarné (l’atman : l’âme, l’absolu en nous, le Soi selon la terminologie du Vedanta), et qui engendre la foi exclusive en le corps et le monde matériel, voilà la source de l’attachement qui asservit.“ Annapurna Up. II-2
L’Upanishad reprend sous un angle différent la même affirmation : “La servitude découle des constructions mentales : abandonne-les ! La libération découle de l’absence de productions mentales : réalise-la intelligemment !“ Annapurna Up. V-102
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la séparativité engendre elle aussi la servitude. Le sentiment d’être séparé, isolé du tout et des autres nous positionne en tant que “sujets“, par rapport à des “objets“, d’où l’affirmation suivante : “La servitude fait partie intégrante de l’objet ; aussitôt cet aspect supprimé, la libération se produit.“ Annapurna Up. II-18a
La plainte, l’autre forme de servitude
Il est évident que l’être humain sujet à la servitude se vit comme victime. A cet égard il est significatif que le “combat“ de nombre de personnes ayant connu des évènements difficiles consiste à se faire reconnaître comme victimes ; lorsque le statut de victime leur est accordé elles font part de leur satisfaction : “enfin nous sommes reconnus !“ (sic).
Ce qui caractérise la victime c’est la plainte, la revendication… et la frustration. C’est surtout l’irresponsabilité : nous avons le choix, ou bien nous persistons dans la plainte, et accusons de nos maux l’autre, quel qu’il soit, le sort, l’injustice, la malchance, la vie, et nous apitoyons sur nous-mêmes ; ou bien nous prenons la responsabilité de notre vie.
La connaissance de soi, le chemin spirituel commence par ceci : mettre fin à la plainte. Ce qui implique de porter un regard lucide sur notre vie : voir où se tapit la servitude, où réside en nous la victime et prendre conscience de l’incessante litanie de la plainte. Le voir, le voir réellement, sans avoir froid aux yeux, voilà qui met fin immédiatement à ce processus.
Un premier pas vers cet acte de lucidité peut être la compréhension intellectuelle de la chaine de causes à effets décrite par l’Annapurna Upanishad, et plus largement par le Vedanta, et que je reformule. L’ignorance de ce que nous sommes réellement en deçà de la personnalité donne naissance au sens de l’ego, du je séparé des autres ; alors prend naissance le désir, qui est la substance même de l’ego ; puis l’action surgit, qui a pour but la satisfaction des désirs. Mais cette action-là nous éloigne davantage encore de notre vrai moi, que le Vedanta nomme l’atman ou le Soi.